Le 6 novembre dernier, la loi sur l’ESS est entrée en première lecture au Sénat, marquant le début de sa discussion parlementaire. Le premier paragraphe exposant ses motifs évoque “un mouvement de fond parmi les citoyens, les responsables publics, les chefs d’entreprise, les économistes, en faveur d’un dépassement du modèle économique classique fondé sur la maximisation du profit”, porté par de “nouveaux courants de pensée”. Chaussé des lunettes de l’économiste, nous proposons de discuter cette loi à l’aune de son ambition de favoriser la création de “nouveaux référentiels économiques”.
Alors que l’économie sociale et solidaire est un objet jusque là mal identifié, expliquant sa difficile reconnaissance, l’article 1er de la loi relève le défi de sa définition. Il la définit comme “un mode d’entreprendre” satisfaisant certaines conditions qui sont précisées dans les alinéas de cet article 1er : un but autre que le seul partage des bénéfices, une gouvernance démocratique, des bénéfices privilégiant le développement de l’entreprise. Si les entreprises coopératives, mutualistes et associatives avec les fondations sont présupposées relever de l’économie sociale et solidaire ainsi définie, de nouvelles entreprises pourront en dehors de ces statuts historiques être reconnues comme faisant partie de l’économie sociale et solidaire. Pour cela, elles devront intégrer dans leur objet la poursuite d’une utilité sociale. Ce choix d’une définition inclusive revêt un enjeu essentiel, celui de favoriser un changement d’échelle de l’ESS. C’est là un point important qu’il convient de souligner. Toutefois, cette définition ne résoudra pas l’énigme que pose l’économie sociale et solidaire. Car elle soulève les mêmes interrogations qu’hier comme l’a montré un débat récent où un journaliste sur une radio nationale s’étonnait que le Crédit Agricole et Emmaüs puissent se retrouver rangés dans la même catégorie. L’économiste peut ici apporter quelques éléments afin de dépasser cet écueil sur lequel bute la définition en terme d’organisations de l’économie sociale et solidaire.
Pour définir l’ESS, la loi a davantage écouté les chefs d’entreprise et la pensée des écoles de commerce que les économistes. Il en résulte un réductionnisme qui fait de l’ESS un autre mode d’entreprendre et non une autre économie. Ce biais tient moins d’ailleurs à un parti pris des concepteurs de la loi que de l’inintérêt des économistes pour l’ESS (voir l’étude de Ph. Frémeaux, 2013 [1]), qui explique ce rendez-vous manqué. Une économie, quelle qu’elle soit d’ailleurs, ne peut pas être définie par ses seules organisations productives. Une économie est constituée par les relations (complexes) entre la production et la consommation. De la forme sociale de ces relations dépendra la nature du système économique, libéral, social-démocrate, socialiste, etc. Les comportements productifs sont largement façonnés par le type d’économie dans lequel ils se déploient. Ainsi, dans une économie du partage comme celle des domaines agricoles à Athènes à l’âge classique, la maximisation du profit ne fait pas sens. Dès lors que sa définition renvoie à une forme particulière d’économie, la question n’est plus de savoir si le Crédit Agricole, à côté d’Emmaüs, fait aussi partie de l’ESS.
Elle est de savoir où passe la frontière entre la finance de marché et la finance solidaire, car l’une et l’autre ne concourent pas à établir les mêmes liens entre la production et la consommation. Si une autre façon d’entreprendre, non exclusivement tournée vers la maximisation des profits pour les actionnaires, à la Milton Friedman, fait bien partie de la définition de l’économie sociale et solidaire, cela n’en constitue pour l’économiste qu’une pièce seconde. La première pièce porte sur le mode des relations économiques, qui ne peut être pour l’ESS, la libre concurrence où les prix s’ajustent afin d’égaliser l’offre et la demande. Elle ne peut être cette « économie des économistes » dont parlait Vienney (1994) [2] pour laquelle la production et l’accès aux biens et services dépendent de la concurrence. Si la loi fait reposer l’ESS sur un autre mode d’entreprendre, nous trouvons néanmoins dans ses articles, dispersées çà et là, quelques indications sur l’autre économie dont l’ESS se veut porteuse. L’alinéa 2 de l’article 2 parle de « développement du lien social », de “maintien et de renforcement de la cohésion territoriale”, l’article 5 dans son alinéa 1 aborde “les pôles territoriaux de coopération économique”, évoque leur “stratégie commune au service de projets porteurs de développement durable”, l’article 49 alinéa 3 entend favoriser une “gestion des déchets à proximité de leur point de production” ainsi que “les emplois induits par cette gestion”. Ces éléments esquissent une autre économie des territoires et une autre économie de la filière déchet. En grossissant et généralisant le trait, l’économiste dessinera l’ESS sous la forme d’une économie de la coopération sur les territoires et dans les filières à condition qu’elle ait la force de les structurer. Cette économie ne supprime ni l’intérêt privé ni le marché, mais conditionne leur jeu à des régulations coopératives à même d’assurer la réalisation d’objectifs communs. Le projet de loi sur l’ESS souffre d’un réductionnisme. Que le tir soit redressé, lors de sa discussion parlementaire ou lors de la mise en œuvre si la loi est votée, dépend de notre capacité à imaginer de nouvelles régulations plus coopératives de l’économie.